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Billet de blog 11 septembre 2023

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Le scandale persistant des aides à la presse

Plus de 110 millions d’euros : c’est le montant total des aides directes à la presse versées en 2022 par l’État grâce à nos impôts. Rendue publique par le ministère de la culture, la répartition par titres et groupes de presse montre que les principaux bénéficiaires sont les médias possédés par des milliardaires – notamment le richissime Bernard Arnault. Troisième quotidien généraliste par son nombre d’abonné·es, Mediapart fait ici figure d’exception : vos abonnements sont notre seul revenu.

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Vendredi 8 septembre 2023, le ministère de la culture, qui a en charge la presse écrite et où siège la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP), a rendu publics les montants des aides directes à la presse (imprimée et numérique) ainsi que leur répartition par titres et groupes de presse pour l’année 2022. Cette transparence, acquise de haute lutte il y a dix ans, en 2012, fut une des premières exigences du Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (SPIIL), dont Mediapart fut cofondateur en 2009.

La nouvelle presse née de la révolution digitale sur Internet se heurtait en effet aux situations de rente de la presse installée dont les éditeurs se refusaient à la vérité des chiffres, opposant un « secret des affaires » totalement illégitime s’agissant d’argent public, qui plus est pour masquer leur dépendance des aides étatiques et le clientélisme intéressé qui en découle auprès des pouvoirs politiques en place. Le détail des aides, par ordre alphabétique des titres de presse, est en accès libre ici. Une note méthodologique, accessible aussi, permet d’y ajouter des montants non comptabilisés, car obtenus au titre de « projet commun » entre journaux, souvent du même groupe de presse, ce qui alourdit souvent la manne dont ils ont bénéficié. 

Hélas, si les chiffres sont désormais publics, la réalité n’a aucunement changé, malgré nombre de rapports (de la Cour des comptes, des assemblées parlementaires, des corps d’inspections des ministères) qui n’ont eu de cesse de critiquer cette pratique spécifiquement française qui fausse la concurrence en confortant des situations acquises et en fragilisant les nouveaux entrants (lire ce parti pris de Laurent Mauduit). Ces aides directes sont malsaines car elles créent un lien de dépendance des médias avec l’État, à la différence des aides indirectes (en particulier la TVA super-réduite sur la presse de 2,1%) qui soutiennent l’accessibilité du public le plus large à une presse démocratique – donc à un prix abordable.

Pis, la situation s’est aggravée : alors même que l’immense majorité des médias français est désormais la propriété de milliardaires richissimes, sinon d’oligarques omnipotents, ils bénéficient d’une manne d’argent public qui évite à leurs propriétaires d’investir, leur permettant de contrôler à faible coût des journaux qui leur apportent de l’influence auprès du pouvoir exécutif, des gouvernants et des administrations. Leurs actionnaires ne prenant ainsi aucun risque financier, nombre des concurrents de Mediapart survivent grâce à ces aides publiques qui masquent la réalité de leurs résultats, au lieu de les inciter à se remettre en cause pour mieux conquérir le public et augmenter leur lectorat.

En 2022, l’État a donc distribué 110,4 millions d’euros d’aides directes à la presse, dont 28 M€ dans le cadre des aides au pluralisme, 51 M€ pour les aides au transport et la diffusion et 31,4 M€ pour les aides à l’investissement. La vérité, qu’établissent les chiffres de répartition, c’est que l’esprit originel de ces aides est totalement dévoyé : alors qu’elles devraient soutenir, au nom du pluralisme, des publications à faibles ressources publicitaires (c’est ainsi le cas de L’Humanité avec près de 4 millions d’€ d’aides publiques en 2022), ou bien, au nom de la révolution numérique, la presse émergente des nouveaux médias digitaux, elles sont prioritairement allouées aux journaux qui gèrent un héritage de positions dominantes, sur lesquels des milliardaires extérieurs aux métiers de l’information ont mis la main depuis une décennie.

Comme le montre le tableau ci-dessous (qui liste, par montant décroissant, les cinquante groupes ou titres de presse qui ont touché le plus d’aides publiques en 2022), ce sont les groupes de presse de Bernard Arnault (Aujourd’hui, Le Parisien, Les Échos), de Xavier Niel (groupe Le Monde mais aussi NJJ, de Nice-Matin à France-Antilles), de la famille Dassault (Le Figaro et ses satellites), de Patrick Drahi (Libération) qui se taillent la part du lion des aides publiques à la presse. Le richissime Bernard Arnault a donc touché, pour ses journaux, plus de 14 millions d’€ d’argent public en 2022 – ce qui revient, s’agissant d’Aujourd’hui en France à une aide de près de 50 centimes par exemplaire… On notera d’ailleurs que les ultra-libéraux de L’Opinion ne crachent pas sur l’aide étatique quand elle leur bénéficie : plus de 2 millions d’€ en 2022.

Les aides directes 2022 par groupes de presse

Les montants versés aux autres quotidiens du quinté de tête des aides approchent tous des 6 millions d’€ : 5,8 millions d’€ pour Le Figaro et pour le quotidien Le Monde (mais 8,7 millions d’€ pour l’ensemble des publications du groupe Le Monde) ; 5,3 millions d’€ pour Libération ; 5,6 millions d’€ pour le quotidien catholique La Croix, propriété du groupe Bayard (plus de 6 millions pour toutes les publications du groupe), ce qui est faramineux par rapport à sa diffusion. La presse Lagardère, dont Bolloré s’est emparé, n’est pas en reste : 1 922 850 € d’aides directes pour le JDD en 2022 (2,1 millions pour l’ensemble des publications de Lagardère).

La presse quotidienne régionale (PQR), dont les situations de monopole entravent l’émergence d’un pluralisme de l’information dans les départements et les régions, est évidemment largement servie : les groupes Ouest-France, Dépêche du Midi – qui contrôle Le Midi Libre –, Ebra – pour Est-Bourgogne-Rhône Alpes, soit les quotidiens de l’Est de la France, propriété du Crédit Mutuel –, le groupe Sud Ouest, le groupe Rossel – qui possède La Voix du nord , etc.

Rentable et bénéficiaire depuis 2011, publiant tous ses comptes et résultats chaque année en mars (sur mon blog), n’ayant qu’une seule ressource, vos abonnements, sans recettes publicitaires, subventions publiques ou actionnaires privés, Mediapart fait ici figure d’exception radicale. Notre journal ne touche pas un centime d’aide publique. C’est une bonne raison pour nous soutenir – en vous abonnant si ce n’est déjà fait ou en faisant s’abonner vos proches ou vos amis – tant cette réussite principielle est aussi rare que fragile.

Car, à l’inverse de Mediapart, la réalité malsaine de l’écosystème médiatique étant ce qu’elle est, nombre de médias dont nous sommes partenaires (pour les contenus éditoriaux) ou compagnons (pour les combats professionnels) ont recours aux aides directes. C’est notamment le cas, pour les montants les plus notables, de Contexte (1,3 millions d’€), du groupe Indigo (plus de 1,1 millions d’€) et de Blast (plus de 800 000 €) . Mais, pour des montants bien plus infimes, vous trouverez dans la liste des bénéficiaires de ces aides publiques en 2022 nos ami·es de Guyaweb, du Poulpe, du Courrier des Balkans, de Médiacités, de Rue89Strasbourg, de Marsactu, etc., dont vous lisez régulièrement la production sur Mediapart.

Nous ne savons, à cette heure, si la question de la réforme des aides à la presse sera sérieusement à l’ordre du jour des prochains États généraux de l’information sous contrôle présidentiel (lire le billet de Carine Fouteau). Il va sans dire qu’elle devrait l’être afin d’en finir avec ce système qui corrompt la presse, favorise la triche économique et augmente le discrédit éditorial. En 2012, notre syndicat professionnel, le SPIIL, avait pris clairement position, dans un manifeste pour refonder l’écosystème de l’information, en faveur de la suppression des aides directes et du renforcement des aides indirectes (lire ici ce manifeste et là un entretien avec le président du SPIIL à l’époque).

La seule légitimité d’aides publiques directes à la presse serait à la fois qu’elles soient conditionnées (notamment au respect de l’indépendance des rédactions, à la transparence de l’actionnariat et à la publicité des comptes) et qu’elles soient fléchées (en direction de la presse numérique émergente avec des modèles éditoriaux et économiques vertueux, au service de l’intérêt général).

Il fut un temps, quand la République était jeune, donc audacieuse et courageuse, où une révolution industrielle qui fut aussi une révolution médiatique enfanta d’une législation démocratique, la plus politiquement libérale de son époque : ce fut notre loi de 1881 sur la liberté de la presse et, plus largement, sur la liberté d’expression. Sauf à se laisser prendre dans les rets de la régression et du conservatisme, notre écosytème médiatique appelle un semblable sursaut, qui suppose d’en finir avec ces aides corruptrices et malfaisantes.